Nicolas Jourdain, Roi des Onéidas

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Nicolas Jourdain Père dit Longpré, Longiprate (1708-1776)

Un exemple d'intégration au canada

Par Cosserat Samsonette. Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, lettres et arts d'Amiens.

Vers 1735, Nicolas Jourdain quitta sa famille, son village natal de Longpré les Corps Saints et sa région de Picardie. Âgé d’une vingtaine d’années, il s’embarqua, en tant que soldat-canonnier, pour le Canada où il demeura. Il ne revint jamais en France.
Grâce à ses lettres, inédites, soigneusement conservées dans sa famille, l’on peut suivre l’itinéraire de ce jeune Picard, découvrir les raisons de son départ pour un pays alors en proie aux rivalités franco-anglaises, la part qu’il prit au conflit, l’activité professionnelle qu’il créa et développa à Québec, ainsi que ses impressions sur sa terre d’accueil où il fonda une nombreuse famille.

Les lettres, leurs destinataires et leur acheminement.

Les lettres de Nicolas Jourdain, le père.

Sur le papier qui entoure les neuf lettres signées,
« Nicolas Jourdain », figure cette annotation : « Lettres insignifiantes de Monsieur Nicolas Jourdain, de Longpré-les-Corps-Saints, Il a esté Maître Brasseur en Canada – Il était mon grand-oncle ». L’auteur de ces mots est Claude Jean-Baptiste Jourdain, petit-neveu de Nicolas Jourdain. Bien que les estimant de
peu d’intérêt, ce fabricant de draperies et par ailleurs président de la Chambre de commerce au début du XIXe siècle à Amiens, eut l’intelligence de préserver ces missives et de les confier à son fils Victor Jourdain, l’arrière arrière-grand-père de Jacques-Yves Jourdain qui les détient actuellement. Au sein de la famille Jourdain, depuis deux cent soixante-huit ans, sept générations se sont ainsi transmis, de père en fils, ces précieux
manuscrits.

Adresse de Madame de Guervilleavec cachet -La Rochelle-sur une lettre de 1753
Adresse de Madame de Guervilleavec cachet -La Rochelle-sur une lettre de 1753
« Lettres insignifiantes de Monsieur Nicolas Jourdain, de Longpré-les-Corps-Saints - A esté Maître Brasseur en Canada - Il était mon grand-oncle »
Lettre du 2 novembre 1742 de Nicolas à Jacques Jourdain
Claude Jean-Baptiste Jourdain,
Petit-neveu de Nicolas Jourdain
Lettre du 2 novembre 1742 de Nicolas à Jacques Jourdain
Lettre du 2 novembre 1742 de Nicolas à Jacques Jourdain

Ces lettres se présentent sous forme de feuilles rectangulaires de couleur ivoire, de 40 cm de long sur 25 cm de large environ, pliées en deux. Le texte couvre généralement les trois premières pages ainsi formées. La quatrième, une fois les quatre angles rabattus, fait office d’enveloppe : elle porte l’adresse du destinataire, parfois le cachet du port d’arrivée et quelques traces de cire rouge. D’une missive à l’autre, l’écriture diffère, laissant supposer que Nicolas Jourdain, peut-être illettré, sans l’être absolument, a eu recours à la plume vraisemblablement d’ecclésiastiques eu égard aux nombreux vœux pieux formulés. Ainsi, à propos de la santé de son frère, Nicolas écrit :
« Je souhaite que le Seigneur vous la conserve aussi longue que les vœux et les prières que j’adresse à Dieu pour vous. »

Ou bien, en 1743 :
« Nous souhaitons dans cette année toutes bénédictions avec l’accomplissement de tout ce que vous pourrez souhaiter en bons chrétiens dans votre petite et chère famille. »

Ou encore en 1755 :
« Mon épouse joint ses prières aux miennes pour que le Seigneur vous comble de ses grâces et bénédictions. »

Les écritures sont généralement fines, élancées, avec de grandes majuscules à boucles et des « s » en forme de « f ». Seules deux lettres, datées de 1752, sont d’écriture identique.
La signature, assez semblable et malhabile, des deuxième et troisième lettres pourrait être celle de Nicolas Jourdain lui-même.
Expédiées de Québec entre 1739 et 1755, ces lettres arrivent dans le nord de la France, à Longpré les Corps Saints en Picardie, et à Hesdin en Artois. Les destinataires des lettres de Nicolas Jourdain sont sa mère, ses frères aînés (Jacques, Jean-Baptiste et Louis) et sa sœur Anne.
Sa première lettre est adressée à sa mère « Veuve Jourdain » en 1739.
Les troisième et quatrième lettres sont destinées à son frère aîné Jacques Jourdain qui, de onze ans plus âgé que lui, était badestamier, c’est-à-dire faiseur de bas au métier à Hesdin. Les six autres lettres s’adressent à son frère Jean-Baptiste, qui avait cinq ans de plus que lui, et à sa sœur Anne. « Mon très cher frère et très chère sœur », écrit-il chaque fois. Jean-Baptiste Jourdain était marchand-brasseur à Longpré-les-Corps-Saints.

Dans un sens comme dans l’autre, l’acheminement du courrier utilise des intermédiaires.
Ainsi les lettres envoyées par Nicolas Jourdain à Longpré-les-Corps-Saints sont adressées à « Monsieur de Long – Seigneur de Long et de Longpré demeurant rue Saint Gilles à Abbeville », puis à « Madame Guerville (ou Gourville) demeurant dans la rue Saint Gilles à Abbeville en Picardie », tous deux étant priés de les remettre à leur destinataire.
La seconde lettre transite par Le Havre. Trois portent le cachet de La Rochelle. Les délais d’acheminement sont de deux à trois mois environ.

Le badestamier

Son frére : Le badestamier

Le badestamier ou bas-d'estamier était le bonnetier fabricant de bas tricotés d'estame (ou estaim), nom donné à un fil très retors de laine peignée à chaud et filée à la quenouille. Ce genre de bas, qui avait remplacé les chausses pour les hommes, coûtait assez cher et était porté par les classes aisées; la classe riche portait des bas de soie fabriqués, ainsi que les bonnets, par la même communauté d'artisans. Les badestamier étaient particulièrement nombreux en Picardie (Aisne et Somme) et en Haute-Normandie (Eure et Seine-Maritime), en ville et à la campagne: plusieurs milliers d'entre eux travaillaient à domicile pour de petites entreprises.

Dans sa première missive, en 1739, Nicolas Jourdain demande à sa mère d’adresser ses lettres « à Picard, soldat des canonniers à Québec ». Picard est soit un pseudonyme que
Nicolas s’est donné dès l’arrivée, soit le nom d’un soldat de même région que lui. Dans son ouvrage Les Picards au Canada, le Dr. Lomier cite le nom de Nicolas Jourdain ainsi que celui d’un Alexandre Picard, originaire du même diocèse d’Amiens, qui demeurait à Québec en 1758.
« Les dénommés Picard sont nombreux parmi les colons canadiens du
XVIIe siècle », précise-t-il.

Dans sa seconde lettre, Nicolas Jourdain invite son frère à glisser sa réponse dans une enveloppe qu’il adressera au Révérend père Deflandre, directeur du Collège Louis-le-
Grand de Paris ; puis, à partir de 1742, au père Charlevoix de la Compagnie de Jésus.
Tous deux les feront parvenir au frère Marquet, Jésuite.
« C’est un religieux qui s’intéresse beaucoup à moi et qui est à Québec en Canada », écrit-il.
Ce père Charlevoix n’est autre que Pierre-François-Xavier de Charlevoix (1682-1761), un savant religieux qui a marqué le Québec de son empreinte.

Une terre en guerre.

Lorsque Nicolas Jourdain arrive au Canada, il découvre un pays en fin de régime français, fortement convoité par les Anglais. Le Canada de l’époque de Louis XV se limite à l’estuaire et la vallée du Saint-Laurent et aux entours des lacs Ontario, Erié et Huron, y compris la région, aujourd’hui américaine, du versant ouest des Appalaches qu’Anglais et Français se disputent. Vers l’ouest, au-delà des grands lacs, le pays, peuplé de tribus indiennes, est encore inconnu.
Les provinces de l’Acadie (la Nouvelle-Écosse des Anglais), de Terre-Neuve et de la baie d’Hudson étaient revenues à l’Angleterre depuis le traité d’Utrecht en 1713. Elles prenaient comme en tenaille l’étroit couloir du Canada français, un Canada qui coûtait très cher à la France tenue d’y construire un réseau de postes militaires à doter de garnisons suffisantes. Le pays rapportait peu : un peu de blé, des fourrures. De fait, le Canada n’intéressait guère la France, trop occupée à l’époque par les guerres de succession d’Espagne et de Pologne, puis par la guerre de succession d’Autriche, et enfin, dès 1756, par la guerre de Sept ans.

Ce Canada que découvre le jeune Nicolas Jourdain vers 1735 est donc une lointaine province affaiblie, peut-être même déjà condamnée à terme par les pertes de la France lors du traité d’Utrecht. Sa population, d’environ 50 000 habitants, ne fait pas le poids face aux colonies anglaises fortes de plus d’un million d’immigrés européens. Elle est en grande partie urbaine. Un habitant sur quatre réside dans l’une des trois villes de la province, Québec, Montréal et Trois-Rivières, au rôle essentiellement militaire. Hors de ces villes importantes, les Canadiens se trouvent disséminés dans les villages du bord du
Saint-Laurent et dans de multiples forts qui sont à la fois postes militaires et centres de négoce. Les colons s’y livrent principalement au commerce des peaux achetées aux Indiens et revendues à des compagnies spécialisées.
Les Français doivent en effet compter avec les Indiens. Non seulement ils en ont besoin pour la traite des fourrures, mais encore ils se servent d’eux pour combattre leurs rivaux britanniques. La guerre franco-anglaise d’Amérique est une guerre souvent faite par Indiens interposés. Chacun a pour règle d’utiliser les tribus de sa clientèle pour porter
des coups à l’autre…

Carte du traité de Paris en 1763 - Guerre de 7 ans.
Carte du traité de Paris en 1763 - Guerre de 7 ans.
Guerre de 7 ans en Amériques du Nord.
Guerre de 7 ans en Amériques du Nord.

Dans sa correspondance, Nicolas Jourdain évoque la situation à diverses reprises, mais de
façon décousue et événementielle. Ainsi, dans une lettre datée de 1741, il écrit :
« Les Français ont détruit une bonne partie d’une nation sauvage nommée ‘Chicachias’
comme ne voulant obéir aux ordres du Roy cependant qu’après le massacre qui a été fait par
les Français, le restant, qui s’était sauvé dans les bois, ce sont revenu rendre sous notre
obéissance. Ce pays est si fortifié de Français que toutes les nations de sauvages sont
contraintes de leur rendre tous leurs hommages.»
Les Chicachias qu’évoque Nicolas Jourdain sont cités dans le Voyage au Canada de 1751 à
1761, récit de J. C. Bonnefois. À la fin de l’ouvrage, l’auteur dresse une « Table
alphabétique des Matières sauvages dont il est parlé dans ce voyage » où il définit les
Chicachias comme étant une tribu de Louisiane. Les Chicachias vivaient sur les bords de
l’Ohio, et non au Canada où les principales tribus indiennes étaient alors les Sioux et les
Assiniboins à l’ouest des grands lacs ; les Hurons, les Algonquins et les Iroquois au centre
; et les Abénaquis à l’est. Nicolas Jourdain dictant ses lettres, il se peut qu’une erreur de
transcription se soit produite, à moins qu’il ne relate ici un affrontement venant de se
produire en Louisiane.

En 1748, Nicolas Jourdain écrit :
mais il cite, non sans fierté
« quelques très beaux exploits. Il nous est venu des nations sauvages de pays éloignés de
1 000 et 1 200 lieues pour se joindre à nous et qui ont très bien réussi. Nous avons été en
partie deux cents hommes de notre garnison à Léocadie et nous avons frappé sur eux qui
étaient bien au nombre de six cents. Nous les avons tous pris et tués. Et les blessés au
nombre de cent cinquante. Nos Canadiens habitants de cette colonie ne sont point contents
de la trêve, ou suspension d’armes, car ils se plaisent fort à la guerre.»
« Léocadie » est vraisemblablement l’Acadie qui, bien que cédée par Louis XIV à
l’Angleterre au traité d’Utrecht de 1713, resta l’objet de bon nombre de contestations et de
frictions, ses frontières n’étant guère respectées. En 1752, Nicolas manifeste un bel
optimisme :
« Il se prépare un grand parti de sauvages avec une petite armée d’habitants canadiens pour
aller au secours de l’Acadie parce que les Anglais veulent avoir ce pays. Mais ce sera qu’ils
ne l’auront qu’à un bon bout, car tous nos sauvages sont portés d’un grand zèle pour ce
sujet. Nous espérons en avoir la victoire.»

En novembre 1753, il ajoute :
« Il n’y a rien de nouveau dans les pays si ce n’est qu’on a armé dix mille Canadiens pour établir un pays à 600 lieues d’ici. Il a déjà repoussé les sauvages anglais et on bâtit des forts sur leurs terres.»
Nicolas Jourdain fait ici sans doute allusion à l’établissement des Français sur les rives de
l’Ohio, destiné à empêcher les Anglais de leur couper cette voie de communication si commode entre le Canada et la Louisiane.
Enfin, le 7 novembre 1755, il précise :
« Nous sommes dans une guerre continuelle avec la colonie de la Nouvelle Ecosse [ex-
Acadie] en disputant chacun leur terrain quoy que cependant, jusqu’à présent, nous avons toujours eu la victoire. Et plus le feu va, plus il s’anime… quoy qu’il nous menace que ce printemps prochain, nous aurons une forte armée navale de Londres. Cependant nous nous préparons à les recevoir à coups de canon. Nous espérons du secours de la France à la première navigation quoy que cependant nous avons eu le printemps dernier quatre bataillons, à savoir un de Béarn, un de Guyenne, un de Languedoc et un de Lorraine et ils se
sont bien signalés là-haut parmi nos sauvages et nos Canadiens contre les Anglais.»
Ces récits de Nicolas Jourdain confirment des faits connus et généralement admis, à savoir : le rôle des tribus indiennes qui furent engagées dans le conflit tant par les Anglais que par les Français, l’infériorité des Français par rapport aux Anglais, en hommes, en moyens matériels ou en organisation, enfin la perte de l’Acadie par les Français.

« Nous sommes dans une guerre continuelle avec la colonie de la Nouvelle Ecosse [ex- Acadie] en disputant chacun leur terrain quoy que cependant, jusqu’à présent, nous avons toujours eu la victoire. Et plus le feu va, plus il s’anime... quoy qu’il nous menace que ce printemps prochain, nous aurons une forte armée navale de Londres. Cependant nous nous préparons à les recevoir à coups de canon. Nous espérons du secours de la France à la première navigation quoy que cependant nous avons eu le printemps dernier quatre bataillons, à savoir un de Béarn, un de Guyenne, un de Languedoc et un de Lorraine et ils se sont bien signalés là-haut parmi nos sauvages et nos Canadiens contre les Anglais.»
Lettre du 2 novembre 1742 de Nicolas à Jacques Jourdain
Nicolas Jourdain
7 novembre 1755

Ces récits de Nicolas Jourdain confirment des faits connus et généralement admis, à
savoir : le rôle des tribus indiennes qui furent engagées dans le conflit tant par les Anglais
que par les Français, l’infériorité des Français par rapport aux Anglais, en hommes, en
moyens matériels ou en organisation, enfin la perte de l’Acadie par les Français que
confirmeront le traité d’Aix-La-Chapelle en 1748, puis celui de Paris en 1763.

Ses liens avec son pays d'origine.

Quatrième d’une famille unie de cinq enfants, Nicolas Jourdain aurait pu rester à Longpré-les-Corps-Saints et y être laboureur comme son grand-père, ou lieutenant comme son père. S’il a quitté son village, c’est à cause de la misère. Il l’écrit, en 1748 :
« Pour chez nous, je ne prétends nullement y retourner, attendu la misère que j’y ai eue.
Je vis plus content ici, quoique je sois toujours dans les troupes ». Il ne manifeste dans ses lettres aucun regret de son départ au Canada, aucune nostalgie de la France. Parlant d’un dénommé Sorel « qui est venu soldat en ce pays » et qui est originaire de Bourdon, village voisin du sien, il reconnaît qu’il a en « plus de peine de s’arracher que moi ». Et, dans sa dernière lettre en 1755, il précise :
« Je n’irais point à Longpré les Corps Saints attendu qu’il m’en coûterait mille écus »

« Je n'irais point à Longpré les Corps Saints attendu qu'il m'en coûterait mille écus »
Lettre du 2 novembre 1742 de Nicolas à Jacques Jourdain
Nicolas Jourdain
7 novembre1755

Dans cette campagne picarde du début de XVIIIe siècle, les paysans étaient effectivement malheureux. Des hivers très rigoureux – notamment ceux de 1709 et de 1740 où le fleuve
Somme avait gelé – avaient causé la perte des récoltes et la disette ; des épidémies avaient décimé la population. Les paysans souffraient des guerres, des invasions, des troubles civils, mais surtout du poids des impôts qui les accablaient : taxes sur les produits agricoles, droits d’octroi, prix des fermages, impôts royaux, dîmes et droits seigneuriaux.
C’est à ces conditions de vie difficiles que Nicolas Jourdain a voulu échapper, malgré la séparation et l’éloignement de sa famille que lui coûtait son départ. Dans ses lettres, il manifeste une affection profonde à sa mère et ses frères. Il les vouvoie avec respect, est toujours avide de leurs nouvelles et se plaint de ne pas en recevoir aussi souvent qu’il le souhaiterait. « Surtout de vous, mon cher frère, écrit-il à Jacques en 1743, que je conjure de nous donner le plus souvent qu’il vous sera possible de vos chères nouvelles ». Puis, en 1752 « Je suis beaucoup chagrin de ne recevoir point de vos nouvelles ». À deux
reprises, il leur manifeste une générosité bienveillante. Tout d’abord à l’égard de son
frère Jacques qui, en 1743, se dit « dans la peine » et lui demande de lui envoyer une
« Obligation » : il y consent, réclamant simplement en échange un certificat de la main du curé de la paroisse « pour arrangement facile de votre demande ». En 1748, Nicolas écrit à propos d’un héritage :

« À l’égard de chez nous de ce qu’il peut me revenir, vous n’avez qu’à m’envoyer un billet signé du cousin Machy et du curé. Pour eceluy et celle qui se trouverait le plus dans
l’indigence, je lui enverrai un plein pouvoir et désistement de ce que je peux prétendre. »
Il annonce en 1755 qu’il renonce à sa part d’héritage, en précisant « ma part de journaux
de pré ainsi que ce qui me vient de ma tante », et dit qu’il l’abandonne à sa soeur dont il a
« appris la nécessité par plusieurs personnes du pays, ce qui m’a obligé chrétiennement
de lui envoyer ma procuration pour toucher ce que je peux prétendre chez nous ».

« À l’égard de chez nous de ce qu’il peut me revenir, vous n’avez qu’à m’envoyer un billet signé du cousin Machy et du curé. Pour eceluy et celle qui se trouverait le plus dans l’indigence, je lui enverrai un plein pouvoir et désistement de ce que je peux prétendre. »
Lettre du 2 novembre 1742 de Nicolas à Jacques Jourdain
Nicolas Jourdain
en 1748

Il annonce en 1755 qu’il renonce à sa part d’héritage, en précisant « ma part de journaux de pré ainsi que ce qui me vient de ma tante », et dit qu’il l’abandonne à sa soeur dont il a « appris la nécessité par plusieurs personnes du pays, ce qui m’a obligé chrétiennement de lui envoyer ma procuration pour toucher ce que je peux prétendre chez nous ».

Gribanniers sur la somme.
Gribanniers sur la somme.
La vie en hiver au XVIII éme siècle.
La vie en hiver au XVIII éme siècle.
Vue d'Amiens au XVII éme siècle.
Vue d'Amiens au XVII éme siècle.

Son activité professionnelle.

Très tôt, alors qu’il est encore soldat, Nicolas Jourdain envisage d’exercer à Québec une activité de brasseur, tout comme son frère Jean-Baptiste, marchand-brasseur à Longpré les Corps Saints. Dès sa première lettre en 1739, ayant appris le décès d’une certaine tante Françoise et le partage de ses biens, il demande que son frère Louis veuille bien lui avancer une partie de ce qui lui revient afin de pouvoir acheter une chaudière de trois barriques et demie : « C’est pour m’empêcher, dit-il, d’être réduit, sur un port, à pouvoir chercher à gagner ma vie, pour m’aider à subsenter à avoir mon besoing, ne voulant pas vivre en craceux ». Et d’ajouter :
« Si je suis encore dans les troupes, c’est que je le veux bien parce que je n’ai qu’à prendre […] femme et m’établir : j’aurais aussitôt mon congé. C’est ce que je ne veux pas faire à moins que je ne voie de quoy m’établir. Tout mon désir c’est d’avoir une chaudière que je demande de trois barriques et demie pour gagner ma vie honorablement, parce que les brasseurs de ce pays sont fort ignorants là-dessus.»
Nicolas Jourdain rejoint ici le Suédois Pehr Kalm qui écrit dans Voyage de Kalm en
Amérique du Nord publié au XVIIIe siècle :
« Les habitants de la Nouvelle-France sont peu friands de bière. Les gens peu fortunés
boivent de l’eau. On n’a pas encore introduit ici la coutume de faire la bière d’orge.»
Il semble pourtant que la communauté des Récollets (c’est-à-dire des Franciscains) ait fabriqué de la bière à Québec dès 1620. Une première brasserie « à l’usage et pour l’utilité du peuple » aurait été établie par les pères Jésuite en 1636.

Brasseur en nouvelle-France.
Brasseur en nouvelle-France.
Le métier de brasseur au XVII éme siècle.
Le métier de brasseur au XVII éme siècle.
« J’espère tous les jours de recevoir ma chaudière qui a été faite à Rouen au plus tôt ; qu’elle fasse 1 400 pots et que cela me fera beaucoup de plaisir et sera le sujet que je ne brasserai pas si souvent.»
Lettre du 2 novembre 1742 de Nicolas à Jacques Jourdain
Nicolas Jourdain
En 1752

Il faudra attendre 1671 pour
que la première brasserie industrielle jamais érigée en Nouvelle France soit construite à Québec à l’initiative de l’intendant Jean Talon. Les brasseries se sont ensuite multipliées jusqu’en 1760, avant de décliner progressivement.
C’est dans ce contexte qu’en 1741, Nicolas Jourdain annonce à Jean-Baptiste qu’il a créé un commerce : une activité de brasseur. Mais il dit avoir oublié d’éclaircir la bière avec de la colle de poisson. Aussi lui demande-t-il de lui faire adresser
« un petit mémoire exact comme il faut s’y prendre pour parvenir à faire de la bonne bière blanche. J’en fais, mais elle n’est point pareille à celle de Paris. Je crois qu’il ne dépend plus que de peu de chose, faute d’idée qui pourra me revenir. Mais en attendant, n’oubliez pas de m’en donner une entière connaissance afin que je puisse, mon cher frère, y réussir plus facilement, ne dépendant plus que de cela pour y bien parvenir.»
Il estime ce commerce
« très lucratif en ce pays. La bière se vendant à 7 sols le pot, et le grain étant à bien meilleur
marché qu’en France, n’y ayant aucun impôt à payer sur les dites boissons, c’est le seul sujet qui me donne du profit et me fait envie de continuer le dit commerce.»
Le pot égalait alors deux pintes, soit deux litres environ.
Faisant preuve de sagesse, Nicolas Jourdain confie qu’il ne quittera pas l’armée sans avoir la certitude de pouvoir vivre de son métier.
En 1742, il écrit :
« Je compte être encore un an dans les troupes. Après je serai libre comme les autres pour à l’égard du commerce que je mène dans le pays où je suis : c’est de faire de la bière, n’ayant point d’autre métier.»
Assertion qu’il rectifie en novembre 1743 :
« Pour à l’égard de mon congé [de l’armée], je vous dirai que je ne fais pas grand effort pour l’avoir, d’autant que je vois la misère si grande. Autre raison qui m’engage à rester jusqu’en 1745. J’ai une gratification de cent écus en reconnaissance que je suis le premier canonnier.»
Car Nicolas Jourdain a désormais charge de famille. Il a épousé Marie-Françoise Lallemand en avril 1741.
Le 3 novembre de la même année, il écrit :
« Je vous dirai pour toutes nouvelles de ce pays que j’y ai pris un établissement et ai eu le bonheur de trouver une épouse qui est la douceur même et née d’une très aimable famille.
[…] Nonobstant le mariage, je suis toujours dans les canonniers, attendu que le maître-canonnier de cette ville, se trouvant fort avancé en âge et qu’il m’a toujours servi de père, et voyant que je me suis toujours bien appliqué en ce qui concernait mon service de l’artillerie,
Monsieur le Marquis de Beauharnais et Gouverneur Général de ce pays m’a fait l’honneur d’augmenter mes appointements.»

Sept ans plus tard, en septembre 1748, Nicolas Jourdain précise qu’il a sept enfants.
« Mais grâce au Seigneur, j’ai toujours bien de quoi les faire vivre, car j’ai de quoi », écrit-il, ajoutant qu’il est toujours dans les troupes. Cinq autres enfants arriveront au foyer.
Quatre étant morts en bas âge, Nicolas Jourdain restera le père de cinq garçons et trois filles.
En 1753, la chaudière de trois barriques et demie qu’il a commandée finit par arriver, en provenance de Rouen. Elle pèse 800 livres, moyennant le prix de cinquante sol la livre.
L’année précédente, il écrivait :
« J’espère tous les jours de recevoir ma chaudière qui a été faite à Rouen au plus tôt ; qu’elle
fasse 1 400 pots et que cela me fera beaucoup de plaisir et sera le sujet que je ne brasserai pas si souvent.»

Bien que ce métier lui procure, semble-t-il, une certaine aisance, il n’est pas pourtant celui qu’il souhaite voir son fils aîné exercer, comme il l’écrit en 1748 :
« Je compte que mon fils aîné dans quelques temps vous ira voir tant son désir est de voir les parents en France. Au lieu d’un brasseur, je veux lui donner l’éducation pour qu’il soit officier de marine et que, quand il vous ira voir, il ait une douzaine de mousses et matelots pour l’escorter.»

Son témoignage sur la vie à Québec

Dans sa première lettre, en 1739, Nicolas Jourdain informe que « l’on a fait de très belles découvertes de deux mines, l’une de fer, l’autre de cuivre. les blés sont aussi communs qu’en France ». Il s’étonne néanmoins de la rapidité de leur croissance :
« Les semences ne se finissent qu’à la fin de mars et nous espérons manger du blé nouveau le 1er septembre. Il faut que Dieu connaisse la mauvaiseté du pays pour nous envoyer si tôt les récoltes. »
Puis il détaille le coût des boissons :
« Nous buvons le vin à 15 sols le pot, l’eau-de-vie de France à une livre et 10 sols le pot, l’eau-de-vie des îles à 15 sols le pot. Le bœuf est à 2 sols la livre et les volailles à un prix très mécanique.»
À propos de l’argent, après avoir constaté à son arrivée que « seul l’argent ici est rare, bien que plus courant qu’en France », il répond en 1743 à son frère qui l’interroge sur la monnaie du pays :
« Je vous dirai que ce sont des cartes et ordonnances dont nous avons pour monnaye. Ce qui est en quelque façon plus estimé que l’or et l’argent. D’autant que messieurs les marchands en retirent des lettres de change de ce pays-ci et pour recevoir de l’or et de l’argent en France »
… suit cette phrase énigmatique :
« À l’égard des livres que vous appelez cochenilles et indigo, l’on ne sait seulement pas ce
que c’est dans ce pays…»

Grand hiver en Nouvelle-France.
Grand hiver en Nouvelle-France.

À cette époque de troc, ces livres « cochenille et indigo » étaient peut-être des paquets
d’une livre de ces matières très recherchées pour teindre les étoffes en rouge écarlate ou bleu foncé, qui étaient employées pour servir de moyen d’échange lorsque le troc devenait insuffisant.
En 1743, Nicolas précise :
« Depuis trois ans, il y a grande disette au Canada. Si bien grande qu’on était obligé d’avoir recours à la France pour envoyer des farines, ce qui n’avait jamais arrivé dans ce pays. Au contraire, il a toujours fourni abondamment des blés, lequel à présent sont si rares, et l’orge, que je me suis trouvé obligé de faire ma bière avec de l’avoine.»
Il signale que l’hiver 1751 a été extrêmement rude :
« Le Saint Laurent a été pris tout entier et a tenu bon jusqu’au 29 avril puisque les charrettes passaient dessus, ce qui nous cause, par les grandes quantités de glace, un printemps assez froid.»
Il écrit le 17 mai 1752 :
« À présent, à des endroits il y a encore six pieds de neige.»
Et d’ajouter :
« Je vous dirais que nous avons eu une assez grande disette dans ce pays ici puisque tout a été si cher que beaucoup de gens ont souffert extrêmement. Le tout parce que l’on avait envoyé toutes les farines dans les îles [c’est-à-dire aux Antilles] et que jamais le Canada n’avait été dans une si grande misère par le mauvais gouvernement d’un intendant et d’un général. Aussi nous prions le Seigneur qu’il nous envoye un Général qui donne des meilleurs ordres dans le pays que celui icy, car l’on ne pouvait pas cet hiver avoir du pain pour de l’argent. Mais grâce au Seigneur, j’ai toujours eu du pain chez moi. Mais cependant nous sommes réduits presque tout le monde icy à manger du lard parce que l’on ne peut pas avoir du bœuf pour de l’argent, mais nous espérons que voici la chasse des loutres et autre gibier qui nous donneront de la subsistance et que le mauvais temps ne durera pas toujours.»

L’histoire a confirmé la sévérité du jugement porté par Nicolas Jourdain, d’une part sur le
Gouverneur général de la Nouvelle France qui était en 1752 le marquis de La Jonquière,
d’autre part sur l’intendant François Bigot qui fut signalé « comme un traître et un
prévaricateur » par l’écrivain anglais Bouchette. Le 24 septembre 1752, il annonce
l’arrivée d’un nouveau Gouverneur général,
« lequel nous fait tous les jours promesse de rétablir le pays. Dieu veuille que ses sentiments
ne changent point et que le Seigneur le maintienne dans ses pensées pour qu’il n’y ait des
bornes qui le subornent. Au sujet de notre récolte je puis vous protester qu’il y a plus de 30
ans que nous n’avons eu la pareille et que la bénédiction du Seigneur s’est répandue sur
nous car nous en avions beaucoup besoin.»
En novembre 1753, il dénonce à nouveau la cherté des denrées à Québec, « entre autres
les blés, étant obligés d’en faire venir de 60 lieues pour faire subsister ma famille ».
En novembre 1755, il raconte à son frère que, le 8 juin à Québec, un grand incendie a
ravagé en trois heures de temps l’hôpital, les casernes du Roy et environ douze maisons
bourgeoises et que la perte est estimée à 3 millions… Autre ravage, toujours en 1755 il
s’agit de la petite « vérolle », c’est-à-dire la variole :
« elle a passé dans ce pays où elle a fait un grand ravage. Il y avait 23 ans qu’elle n’avait pas
passé, mais Dieu merci, mes huit enfants n’en ont presque point été malades.»
Nicolas Jourdain évoque enfin les échanges commerciaux maritimes franco- canadiens. À
son frère Jacques qui a dû lui demander conseil, il répond en 1742 :
« Pour à l’égard du commerce dont vous voudriez entreprendre, il n’y a aucune facilité pour
cela attendu qu’il n’y vient point de marchand de votre port dans notre ville. Si cela se
pouvait faire, je ferai tout mon possible pour pouvoir vous être utile à quelque chose, mais
la chose ne se peut pas .»

En 1743, il précise :
« quantité de vaisseaux viennent au Canada apporter des vins et eaux-de-vie en abondance
et toute autre marchandise sèches desquelles ils retirent de bonne argent et beaucoup de
peltrie.»
Il confirme par là le troc des spiritueux contre les fourrures pratiqué à cette époque. Il
écrit à son frère Jean-Baptiste en mai 1752 :
« Je profite de l’occasion de vous écrire par le bâtiment qui part pour annoncer la nouvelle à
la Cour de la mort de Mr le Général .»
Puis en septembre de la même année :
« Je profite de l’occasion par un bâtiment qui s’en va à St Valery. C’est pourquoi, puisqu’à
présent il vient des bâtiments de cet endroit toutes les années, vous ne devriez hésiter de
m’écrire, ayant une commodité aussi avantageuse.»
Les liaisons maritimes entre le port picard de Saint-Valery-sur-Somme et Québec sont
évoquées par le Dr Lomier dans Les Picards au Canada. Il cite « La Diligente », navire de
Saint-Valery qui arma à Bordeaux pour Québec en 1751 ainsi que « Le Vainqueur », parti
pour le Canada en 1753. Cet autre bateau de Saint-Valery embarqua à La Rochelle, son
port de départ, un capitaine de Québec, Antoine Lavallée, qui avait la pratique du fleuve
Saint-Laurent donnant accès à la ville vers laquelle il devait piloter le bateau. Ces
relations maritimes cessèrent complètement en 1764, le Canada étant devenu possession
anglaise l’année précédente.

Le port de Saint Valéry sur Somme au 19ème siècle.
Le port de Saint Valéry sur Somme au 19ème siècle.

Les propos tenus dans cette correspondance témoignent du courage, de la prudence, la sagesse et de la probité de Nicolas Jourdain. Ses lettres – moins « insignifiantes » qu’il n’y paraît – sont émouvantes, compte tenu de leur ancienneté bien sûr, mais aussi de la simplicité avec laquelle cet exilé distille, pendant seize ans, des fragments de sa nouvelle vie. D’un ton égal, il évoque des faits anecdotiques et des événements historiques, comme la défense de l’Acadie contre les Anglais par exemple. Son témoignage prend fin au moment où Montcalm et le général anglais Wolff vont s’affronter et se disputer l’empire du Canada sept ans durant, jusqu’en 1763. À cette époque, Nicolas Jourdain, parvenu à surmonter les difficultés rencontrées, aura réussi son intégration au Canada où il a fait souche : de ses huit enfants, l’un d’eux, Jean-Baptiste Jourdain, a eu lui-même cinq fils et une fille.
Reste bien sûr à poursuivre les recherches entamées pour retrouver d’éventuels descendants canadiens de Nicolas Jourdain à Québec, ou dans d’autres lieux, ce qui est plausible : l’annuaire téléphonique 2007 de Québec ne mentionne-t-il pas quelque soixante abonnés portant son nom ?

Tableau généalogique de la famille Jourdain

Généalogie de Nicolas Jourdain 1708-1776

CotationNom et prénomNaissance et décésInformations diverses
IJourdain EtienneNé vers 1570 à Avelesge (80)
IIJourdain ClaudeNé à Avelesge (80), établi à Vieulaine (80) vers 1600
IIIJourdain Nicolasné vers 1620 à Vieulaine (80) Laboureur
IVJourdain JacquesNé vers 1640Marié à Devismes Louise
VJourdain JacquesNé avant 1660 à Vieulaine (80)
Décédé vers 1678 à Vieulaines 80, Laboureur
Marié à Anthoinette Lévéque, née avant 1600 à Vieulaines 80
VIJourdain JacquesNé en 1660 à Longpré-les-Corps-Saints (80), Lieutenant, Décédé le 21 novembre 1734 à Longpré-les-Corps-Saints (80)Marié à Anne Patry, née en 1666 – Longpré-les-Corps-Saints (80), Décédée le 21 octobre 1741 à Longpré-les-Corps-Saints (80)
VI-01Jourdain Jacques, 1697-1737Badestamier et marchand de tabac à Hesdin (62)
VI-02Jourdain Jean_Baptiste, 1699-1762Marchand brasseur à Longpré les Corps Saints (80)
VI-03Jourdain Anne, 1701-1728
VI-04Jourdain Louis, 1704-1780Journalier laboureur marchand huillier
VI-05Jourdain Joseph, 1706-1721Décédé à 15 ans
VI-06Jourdain Nicolas, Né le 29 mars 1708 – Longpré-les-Corps-Saints (80), Décédé le 29 juillet 1776 – Québec, Capitale-Nationale, Québec, soldat-canonnier puis brasseurMarié à Marie-Françoise Lallemand, Née avant 1721 au Canada, Décédée après 1773 au Canada
VI-07Jourdain Marie-Anne, Née le 30 mars 1710 – Longpré-les-Corps-Saints (80)
Voici la ligné ascendante et descendante de Nicolas Jourdain, né en 1708 à Longpré les Corps Saints (80).
Pour la cotation, VI est le père, VI-01 est le premier enfant, VI-01-01 est le premier petit-enfant.

Nicolas Jourdain Fils, roi des Onéidas.

A suivre...

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